"(...) La faiblesse de nos organes, le défaut de
réflexion, les maudits préjugés dans lesquels on nous a élevés, les
vaines terreurs de la religion ou des lois, voila ce qui arrête les
sots dans la carrière du crime, voila ce qui les empêche d'aller au
grand; mais tout individu rempli de force et de vigueur, doué d'une âme
énergiquement organisée, qui se préférant, comme il le doit, aux
autres, saura peser leurs intérêts dans la balance des siens, se moquer
de Dieu et des hommes, braver la mort et mépriser les lois, bien
pénétré que c'est à lui seul qu'il doit tout rapporter, sentira que la
multitude la plus étendue des lésions sur autrui, dont il ne doit
physiquement rien ressentir, ne peux pas se mettre en compensation avec
la plus légère des jouissances, achetée par cet assemblage inouï de
forfaits. La jouissance le flatte, elle est en lui, l'effet du crime ne
l'affecte pas, il est hors de lui; or, je demande quel est l'homme
raisonnable qui ne préférera pas ce qui le délecte à ce qui lui est
étranger, et qui ne consentira pas à commettre cette chose étrangère
dont il ne ressent rien de fâcheux, pour se procurer celle dont il est
agréablement ému?
(...) le pouvoir de détruire n'est pas accorde à
l'homme; il a tout au plus celui de varier les formes; mais il n'a pas
celui de les anéantir: or toute forme est égale aux yeux de la nature;
rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s'exécutent;
toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent
incessamment sous d'autres figures, et quels que soient nos procédés
sur cela, aucun ne l'outrage sans doute, aucun ne saurait l'offenser.
Nos destructions raniment son pouvoir; elles entretiennent son énergie,
mais aucune ne l'atténue; elle n'est contrariée par aucune... Eh!
qu'importe à sa main toujours créatrice que cette masse de chair
conformant aujourd'hui un individu bipède se reproduise demain sous la
forme de mille insectes différents? Osera-t-on dire que la construction
de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d'un vermisseau, et
qu'elle doit y prendre un plus grand intérêt? Si donc, ce degré
d'attachement, ou bien plutôt d'indifférence est le même, que peut lui
faire que par le glaive d'un homme, un autre homme soit changé en
mouche ou en herbe? Quand on m'aura convaincu de la sublimité de notre
espèce, quand on m'aura démontré qu'elle est tellement importante à la
nature que nécessairement ses lois s'irritent de cette transmutation,
je pourrai croire alors que le meurtre est un crime (...) O Thérèse,
c'est le seul orgueil de l'homme qui érigea le meurtre en crime. Cette
vaine créature s'imaginant être la plus sublime du globe, se croyant la
plus essentielle, partit de ce faux principe pour assurer que l'action
qui la détruirait ne pouvait qu'être infâme; mais sa vanité, sa démence
ne change rien aux lois de la nature; il n'y a point d'être qui
n'éprouve au fond de son coeur le désir le plus véhément d'être défait
de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui apporter du profit; et
de ce désir à l'effet, t'imagines-tu, Thérèse, que la différence soit
bien grande? Or, si ces impressions nous viennent de la nature, est-il
présumable qu'elles l'irritent? Nous inspirerait-elle ce qui la
dégraderait? Ah, tranquillise-toi, chère fille, nous n'éprouvons rien
qui ne lui serve; tous les mouvements qu'elle place en nous, sont les
organes de ses lois; les passions de l'homme ne sont que les moyens
qu'elle emploie pour parvenir à ses desseins. A-t-elle besoin
d'individus, elle nous inspire l'amour, voilà des créations; les
destructions lui deviennent-elles nécessaires, elle place dans nos
coeurs la vengeance, l'avarice, la luxure, l'ambition, voilà des
meurtres; mais elle a toujours travaillé pour elle, et nous sommes
devenus, sans nous en douter, les crédules agents de ses caprices."
Le marquis de Sade